« Lorsque des millions de Juifs ont été confrontés aux horreurs de la Shoah, au XXe siècle, Feu SM le roi Mohammed 5 a offert un refuge sûr à ses sujets juifs. Où qu’ils soient, les Juifs marocains se souviennent avec fierté et affection de la mémoire de votre grand-père, Sa Majesté le roi Mohammed V, protecteur et gardien des Juifs dans son royaume. »
Par cette lettre, qu’il a adressée à SM le roi Mohammed 6 en décembre 2022, à l’occasion du deuxième anniversaire de la signature des Accords tripartie, Isaac Herzog a été le premier chef d’État israélien à saluer l’action de Feu SM Mohammed 5 au temps de la Shoah et, plus particulièrement entre 1940 et 1942, lorsque le royaume, sous protectorat français, dépendait du régime de Vichy.
Dès le déclenchement de la guerre, en septembre 1939, le sultan promet d’apporter à la France « un concours sans réserve, sans marchander aucune [des] ressources [du Maroc] et sans reculer devant aucun sacrifice ». L’humiliante défaite française, la signature de l’armistice avec l’Allemagne nazie, le 22 juin 1940, puis l’occupation allemande et l’avènement du régime de Vichy, que dirige le maréchal Pétain, sont pour lui une succession de coups durs.
Pourtant, certains nationalistes marocains – essentiellement dans le nord du Maroc, occupé par l’Espagne franquiste –, ainsi qu’une frange de la population musulmane sont persuadés qu’ils échapperont à l’enrôlement dans l’armée française et que « El Hadj Hitler » les libèrera du joug colonial. Cette subite germanophilie « coïncide avec la présence des membres de la Commission allemande d’armistice dans plusieurs villes du royaume », souligne l’historien français Maurice Vaïsse.
Les colonies de la France en Afrique du Nord aiguisent l’appétit des Allemands, des Italiens, des Espagnols et même des alliés britanniques, qui tentent de déstabiliser l’empire français au Proche-Orient. Le résident général, Charles Noguès, représentant du gouvernement français à Rabat, hésite à poursuivre le combat contre l’Allemagne depuis l’Afrique du Nord, et se rallie finalement à Pétain. L’occupation allemande permet en effet à la France de conserver ses prérogatives sur les colonies.
Statut de dhimmi et judéophobie
Les Juifs marocains, du moins ceux qui appartiennent à la bourgeoisie ou aux classes moyennes, s’inquiètent du sort qui leur sera réservé. À cette époque, ils sont 250 000 au Maroc, soit 3% de la population. La majorité d’entre eux y vivent soit depuis le IIIe siècle avant notre ère, soit depuis la Reconquista espagnole (1492). Certains sont convertis à l’islam depuis des siècles et n’appartiennent plus, de fait, à cette « communauté ». Au total, 50% d’entre eux sont commerçants ou employés, 25% sont indigents. La moitié habitent dans des grandes villes (Casablanca, Rabat, Meknès, Tanger) ou dans des cités portuaires de taille moyenne (Tétouan, Larache, Mogador). Les autres, qui se sentent particulièrement proches des musulmans, vivent à la campagne.
Tout comme les chrétiens, les juifs ont pourtant un statut à part, celui de la dhimma. Ce système juridique leur assure la protection du sultan ; en échange, ils sont tenus de respecter d’un certain nombre d’obligations, et notamment de payer un impôt particulier. Ce statut de dhimmi ne les relègue pas moins à une position d’infériorité par rapport aux musulmans.
C’est surtout en milieu urbain que les Juifs sont considérés avec une relative suspicion. Les plus pauvres d’entre eux sont méprisés, les plus aisés sont soupçonnés d’accaparer les richesses du pays. Cette judéophobie ambiante émane surtout d’une partie de la bourgeoisie musulmane, qui se sent concurrencée. Ce sentiment croît avec l’instauration du protectorat français, en 1912. Tout en restant fidèles au sultan, certains Juifs, le plus souvent instruits, y voient une chance et souhaitent que le Maroc ne soit plus un État théocratique.
Le résident général et le sultan
Très vite, le régime de Vichy entame sa « révolution nationale », qui passe par la « lutte contre la mainmise juive ». De l’autre côté de la Méditerranée, les Juifs croient encore que cette paranoïa antisémite s’explique « par la recherche de boucs émissaires dans une France traumatisée par la défaite et l’occupation. Mais ceci ne peut avoir aucune résonance au Maroc, où le péril juif est un stupide non-sens », résume l’essayiste Robert Assaraf dans Mohammed V et les juifs du Maroc à l’époque de Vichy.
Et pourtant… Sur place, de nombreux colons français exigent que les Juifs soient « remis à leur place ». Après avoir voulu les « franciser » dans l’unique but de créer une fracture sociale entre les juifs et les musulmans (et de diviser pour mieux régner), ils leur reprochent maintenant leur prétention à l’égalité. C’est ainsi, par exemple, qu’André Normand, le responsable de la section marocaine du Parti social français, écrit, le 19 octobre 1940, à son président, le colonel de La Rocque (ex-chef des Croix-de-Feu) pour exiger que l’on mette fin à la trop grande proportion de Juifs dans l’enseignement de l’arabe, où ils représentent 50% du corps professoral.
L’ambiguïté de la France à l’égard des Juifs marocains était pourtant perceptible dès 1939. Cette année-là, en effet, 6 000 à 8 000 d’entre eux s’étaient portés volontaires, dans l’ensemble du royaume, pour rejoindre l’armée française. Or, rappelle Robert Assaraf, Paris avait buté sur les modalités de leur incorporation du fait de l’ambiguïté de leur statut social et juridique : « Sujets du sultan, les Juifs ne peuvent être incorporés dans les unités métropolitaines alors même que les Marocains musulmans ne sont pas admis […], mais il n’est pas possible pour autant de les verser dans le corps des troupes indigènes car cela pourrait porter atteinte à une certaine cohésion. »
Les Français envisagent un temps de les incorporer dans la Légion étrangère ou de créer un bataillon qui leur serait réservé, puis renoncent. Les Juifs inscrits dans les bureaux de recrutement ne seront jamais appelés, ce qu’ils vivront comme une douloureuse humiliation. « Ils n’auront guère plus de succès avec la Croix-Rouge, qui ne les accepte qu’au compte-gouttes », ajoute Assaraf. En revanche, la même année, le journal La Vigie marocaine rapporte qu’un « groupe d’Israélites » a versé 600 000 francs au contrôleur civil de la région de Casablanca au profit de la Caisse de défense nationale.
Vichy passe à l’action
La première loi « portant statut des Juifs » est promulguée en France le 3 octobre 1940, sous le gouvernement de Pierre Laval. Selon Vichy, « est regardé comme Juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de race juive si le conjoint est lui-même juif ». Les personnes répondant à ces critères sont de facto exclues de la fonction publique (administrative, militaire, politique, diplomatique et consulaire), des professions libérales ou encore de la presse.
Vingt-huit jours plus tard, la même loi est promulguée au Maroc, assortie du sceau du sultan Mohammed Ben Youssef. Ce dernier a tout de même longuement négocié avec le résident général pour apporter « quelques retouches modératrices », souligne l’historien maroco-israélien Michel Abitbol dans Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy.
Sidi Mohammed a obtenu que, s’agissant des Juifs autochtones, la judéité soit fondée sur la confession religieuse et non sur la filiation. Ainsi, un Juif converti à l’islam ne peut plus être considéré comme juif. Le sultan a fait aussi amender l’article 3, qui interdit aux Juifs l’accès à la fonction publique et a fortiori à l’enseignement, en prévoyant des exceptions pour ceux qui sont professeurs dans les écoles juives (dont l’Alliance israélite, financée à 80% par les autorités du protectorat), ainsi que pour ceux qui travaillent au sein des tribunaux rabbiniques ou des comités de communauté.
Sidi Mohammed a en outre obtenu que cette loi soit appliquée, sur le terrain, par des agents du Makhzen. Son objectif est de mieux les contrôler car nombre d’entre eux sont antisémites, à commencer par le grand vizir El Mokri, qui a conseillé aux autorités françaises de « confisquer les biens juifs » dès 1939.
Quelques jours plus tôt, le 2 juin 1941, une nouvelle loi vichyste a encore durci la législation antisémite en élargissant le champ des professions interdites. Négociants, banquiers, courtiers en prêts, gérants d’entreprises, commerçants en céréales et en bestiaux sont concernés. Le 11 août suivant, la loi est promulguée au Maroc et codifiée par quatre dahirs signés de la main du sultan. De nombreux juifs sont licenciés ou ostracisés.
Dix jours auparavant, pourtant, Sidi Mohammed a invité plusieurs représentants de la communauté juive au banquet de la Fête du Trône, « ostensiblement installés aux meilleures places, voisins immédiats des officiels français », est-il souligné dans une dépêche de l’AFP.
Au cours du repas, le sultan a même déclaré : « Je n’approuve nullement les lois antisémites et je refuse de m’y associer. Les Israélites restent sous ma protection, et je refuse qu’aucune distinction ne soit faite entre mes sujets ». Un peu plus tôt, en 1940, Sidi Mohammed avait reçu les représentants des quatre principales branches de la communauté juive afin de les assurer de sa « protection sans faille ».
Les Juifs du royaume n’en sont pas moins désorientés, abattus. Ils apprennent que deux dahirs sont en préparation : le premier leur impose de quitter leurs habitations situées dans les quartiers européens et de s’installer dans les mellahs (quartiers juifs) ; le second prévoit un recensement de leur communauté et de leurs biens.
Bientôt la Shoah…
Contre toute attente, Charles Noguès temporise, ce qui lui vaut la suspicion du régime de Vichy. Il s’oppose à la nomination d’un représentant direct du Commissariat général aux questions juives dans les trois pays d'Afrique du Nord. Le retour au mellah ne sera pas appliqué, sauf dans la ville de Fès. Le recensement ne donne lieu à aucune confiscation de biens, moins par mansuétude que pour éviter une crise économique et endiguer la poussée du mouvement nationaliste marocain. Dans un télégramme qu’il envoie aux autorités de Vichy le 14 novembre 1941, Noguès estime qu’il n’est pas « opportun » de procéder à une aryanisation totale des biens Juifs au Maroc.
En mai 1942, tout bascule quand Louis Darquier de Pellepoix prend la tête du sinistre Commissariat général aux questions juives. Ce fasciste notoire, membre des Croix-de-Feu, proche de l’Action française et partisan de l’Allemagne nazie, impose le port de l’étoile jaune aux Juifs avant de favoriser leur déportation dans les camps de concentration.
Dans le royaume chérifien, les représentants des communautés juives, parmi lesquels Joseph Berdugo (dont le fils, Serge Berdugo, sera ministre du Tourisme sous le règne de Hassan II), sollicitent une audience avec le sultan. Elle a lieu, mais à huis clos. Les hôtes sont amenés au Palais dans un camion bâché et on les fait entrer par les cuisines. « Rassurez-vous, leur déclare Sidi Mohammed. Aucun malheur n’arrivera aux Juifs avant qu’il n’arrive à ma propre famille et à moi-même. » Mais déjà, dans les rues du royaume, les « ultras du Maroc » (les colons français d’extrême droite) et les organisations paramilitaires de Vichy, dont le Service d’ordre légionnaire, appellent à l’extermination des Juifs…
En novembre 1942, des affiches, sur les murs des grandes villes du royaume, appellent à des rassemblements devant les mellahs (les quartiers juifs). Le Service d’ordre légionnaire (SOL), fer de lance de la « révolution nationale » vichyste, estime que l’heure est venue d’exterminer « la vermine juive au Maroc ». Date retenue pour le pogrom : le 15 novembre 1942.
Quelques jours plus tôt, cet organisme a même fait publier, dans La Vigie marocaine, un éditorial intitulé « Le SOL est pour la pureté française contre la lèpre juive ».
Il n’empêche, dans le Maroc sous protectorat, les milieux extrémistes français sont mécontents de la « tiédeur » dont fait preuve le résident général, Charles Noguès, et s’apprêtent à passer à l’action. Les mots réconfortants et fraternels que le sultan Mohammed Ben Youssef (futur roi Mohammed V) a adressés à ses sujets juifs lors d’une réunion secrète ne suffisent plus à rassurer leurs représentants, qui craignent désormais pour leur vie.
Depuis l’avènement du régime de Vichy, le sultan est contraint de jouer les équilibristes : d’un côté, il affiche son soutien aux juifs, de l’autre il signe l’ensemble des dahirs antisémites que la France lui soumet.
Sidi Mohammed et le Dahir berbère
La vérité est plus complexe. En 1939, Sidi Mohammed Ben Youssef, âgé de 30 ans, est encore assez inexpérimenté. Pieds et poings liés aux autorités du protectorat, il a passé ses premières années sur le trône isolé et délaissé, dans l’ombre du tout-puissant grand vizir El Mokri, qui exerce ses fonctions depuis 1911, et d’agents du Makhzen directement nommés par les Français.
Dix années auparavant, Sidi Mohammed a signé le célèbre Dahir berbère (une loi coloniale qui établit une distinction entre Amazighs et Arabes), qui a eu un effet catalyseur sur le mouvement nationaliste marocain.
En 1940, quand la France est occupée, puis que le gouvernement de Vichy et les nazis laissent libre cours à leurs délires antisémites mortifères, le sultan est sous le choc. Si le système juridique de la dhimma établit des différences de traitement entre les citoyens musulmans et ceux qui appartiennent aux deux autres religions monothéistes, si certains textes islamiques peuvent servir de terreau à des sentiments anti-juifs, et si, en terres d’islam, les juifs souffrent de discriminations, tout cela n’est en rien comparable à l’antisémitisme européen fondé sur l’idée de race.
Ce corpus idéologique est tout cas à des années-lumière de l’état d’esprit du sultan, qui ne s’est jamais vraiment soucié de la judéité de ses sujets et qui goûte peu les « idées » fascistes. Il n’a d’ailleurs jamais accepté de rencontrer les membres d’une commission d’armistice germano-italienne chargée de veiller à l’application de clauses interdisant à la France de reconstituer clandestinement ses forces en Afrique du Nord.
Charles Noguès, un « tiède »
Pourquoi, alors, n’a-t-il jamais bloqué les lois relatives au « statut des Juifs » en refusant de signer les dahirs ? S’il l’avait fait, « cela aurait ouvert une crise majeure avec la France, qu’il n’avait pas les moyens de gérer », estime l’essayiste Robert Assaraf, qui poursuit : « Chef d’État encore inexpérimenté, [le sultan] ne pouvait affronter ni la France, qu’il avait lui-même appelé à soutenir sans faille, ni le général Noguès – un de ses amis les plus chers – sur un sujet dont il ne mesurait probablement pas les enjeux moraux et politiques. Il ne pouvait pas compter non plus sur l’appui des nationalistes, une partie de l’opinion publique marocaine ayant pris fait et cause pour l’Allemagne, vainqueur d’un colonisateur honni. »
Un propos là encore à nuancer, puisque l’écrasante majorité des nationalistes marocains de la zone française, alignés sur la position (pro-Alliés) du sultan, restent sourds aux sirènes du nazisme ainsi qu’à celles du grand mufti de Jérusalem ou d’autres leaders du nationalisme arabe. Et ce malgré les dissensions avec les étudiants et intellectuels juifs marocains quant à l’avenir politique du Maroc et celui de la Palestine, et malgré la propagande incessante (en arabe) de Radio Berlin. Eux-mêmes victimes de discriminations au sein du système colonial, nombre de musulmans marocains n’accueillent pas favorablement les lois antisémites.
Dans ce contexte, Mohammed Ben Youssef opte pour la stratégie du roseau : plier pour ne pas rompre. « Pratiquer la guérilla de préférence à la guerre », selon Robert Assaraf. Sidi Mohammed et Charles Noguès sont très proches, mais, pour la première fois depuis l’instauration du protectorat, le rapport de force penche en faveur du sultan. Le régime de Vichy se méfie du résident général, qui a été nommé par le gouvernement du Front populaire, et lui reproche sa relative modération. On ne le maintient à son poste qu’en raison de ses relations amicales avec Sidi Mohammed.
Plusieurs semaines de négociations entre les deux hommes pour atténuer la sévérité de la loi relative au statut des Juifs marocains n’empêchent pas Noguès de persécuter les Juifs français et étrangers. Des milliers de Juifs européens, candidats à l’exil pour l’Amérique, sont enfermés par les autorités du protectorat dans douze camps de travail, éparpillés dans le royaume, surtout dans le Sud.
Simultanément, lorsque, en septembre 1940, des légionnaires et des tirailleurs ivres tuent un juif et en blessent six autres, Noguès renforce considérablement la surveillance des milieux antisémites français. En février 1941, quand des commerçants français de Meknès affichent l’emblème de Vichy sur leurs devantures, les autorités les font enlever sur-le-champ. Par ailleurs, l’épouse de Noguès est juive, et ce dernier n’emploie que des domestiques imperméables aux idées de Vichy. Enfin, tout au long de la guerre, une certaine Mme Ben Attar, une influente avocate juive marocaine, aura ses entrées au domicile de Noguès, avec qui elle entretient des relations amicales.
Au début du printemps 1941, plusieurs représentants et membres des communautés juives sacrifient des taureaux devant le Palais royal de Rabat. Ce rituel ancestral, la Zuaga, consiste à implorer la protection du sultan. « Les supplications qui montaient vers le sultan, les implorations dont il était l’objet, au Palais même, de la part de délégations venant faire appel en termes pathétiques à sa protection, et les interventions des pachas et hauts personnages du Makhzen en faveur de leurs amis israélites plaçaient Sidi Mohammed dans une situation particulièrement délicate », écrit l’historien Mohammed Kenbib dans Juifs et musulmans du Maroc. Des origines à nos jours.
Ces implorations renforcent aussi le rôle politique du sultan, et lui permettent de s’affranchir un peu de la Résidence générale. C’est dans ce contexte qu’il accorde une audience au quatre chefs des principales communautés juives du pays puis leur donne les meilleures places au banquet de la Fête du Trône. Dans une dépêche de l’AFP, rédigée dans la foulée, le journaliste Roger Touraine affirme que la Résidence générale y voit « un acte de dissidence », et qu’entre Sidi Mohammed et les autorités française les tensions sont de plus en plus vives.
Roosevelt et le Maroc
Étrangement, cette dépêche ne sera jamais reprise dans la presse française et marocaine. Son contenu fera toutefois réagir la Grande-Bretagne et la France. Un rapport des Renseignements généraux de Vichy, fondé sur des sources britanniques, souligne que « le sultan se refuse à appliquer la législation française anti-juive au Maroc, sous prétexte qu’il ne voit aucune différence de loyalisme chez ses sujets ». Une opposition dont Sidi Mohammed aurait fait part à Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, lors d’une entrevue avec ce dernier, le 18 août 1941.
Que les Renseignements généraux tiennent leurs informations de sources britanniques est très révélateur. Conscient de l’affaiblissement de la puissance française, le sultan, probablement poussé par des nationalistes marocains, songe de plus en plus à l’indépendance de son royaume et sait que les États-Unis seront des alliés potentiels dans ce combat.
Dès la fin des années 1940, le président Roosevelt a en effet chargé un envoyé spécial d’assurer les juifs du Maroc de la sympathie du gouvernement américain. Plusieurs agents de l’OSS (l’ancêtre de la CIA) préparent, dans le plus grand secret, le débarquement américain dans les colonies françaises d’Afrique du Nord (l’Opération Torch). Sur place, ces espions rencontrent des nationalistes marocains. Quant au sultan, il sera consulté au moins une fois à propos de la levée d’une armée irrégulière de 10 000 Rifains, ex-soldats d’Abdelkrim El Khattabi, ce qu’il refuse catégoriquement.
Sidi Mohammed est malgré tout mis dans la confidence de l’Opération Torch, et sait que la libération de la France n’est plus qu’une question de temps. Il s’agit donc de jouer la montre. Les légionnaires français s’apprêtent à lancer un pogrom contre les Juifs le 15 novembre 1942 quand, le 8, on entend des détonations dans Casablanca : les premiers soldats américains débarquent.
Le général Noguès ordonne aux soldats français de repousser « l’envahisseur » puis se replie à Fès. Juste avant, le sultan l’a fait venir au Palais pour lui demander de « cesser toute résistance » et lui a rappelé que le Maroc n’est pas partie à l’armistice que le maréchal Pétain a signé avec les Allemands. Sidi Mohammed décide ensuite de rester à Rabat plutôt que de suivre Noguès à Fès, afin d’accueillir « ses amis, les Alliés ».
La délivrance est très souvent précédée par de la violence. Le débarquement américain au Maroc, le 8 novembre 1942, n’a pas fait exception à la règle. Jusqu’au 11 novembre, on compte un millier de morts et de blessés parmi les troupes françaises et les populations civiles. Le sultan Mohammed Ben Youssef (futur Mohammed V) dit alors à Charles Noguès, le résident général : « Il faut cesser le combat. Souverain de la nation marocaine, mon premier devoir est d’épargner son sang ».
Au lendemain de cette déclaration, l’amiral Darlan, potentiel successeur du maréchal Pétain, ordonne depuis Alger aux troupes d’Afrique du Nord de cesser le feu. Le général Noguès se plie aux ordres et laisse les Américains entrer dans Casablanca. Les Juifs marocains les accueillent avec enthousiasme.
Pour les châtier, à Casablanca, Rabat, Fès et Meknès, de nombreux Français d’extrême droite ainsi que des policiers se livrent à des brimades et à des ratonnades. Une note des Renseignements généraux décrit ainsi les troubles qui éclatent à Rabat-Salé : « Mercredi 11 novembre [jour de l’armistice de la guerre de 1914-1918]. À la nouvelle de la suspension d’armes, tous les éléments hostiles à la Légion et tout le mellah manifestent leur joie avec exubérance. La route de Port-Lyautey [actuelle Kenitra], des Trois portes jusqu’à Salé, est couverte d’une foule d’israélites endimanchés, dont la joie est visible. La population musulmane – il s’agit surtout des chefs et des notables – a été indignée d’apprendre que les Juifs de Rabat et de Casablanca avaient manifesté le 11 novembre. La répression l’a satisfaite, mais il suffirait que les manifestations se renouvellent pour faire revivre le vieil antisémitisme musulman ».
« Pars, ô Français, le Maroc n’est plus à toi »
Sur place, 40 juifs sont jetés en prison tandis que les mellahs de ces deux villes sont bouclés. À Béni Mellal, le contrôleur civil et le pacha chassent les Juifs de leurs maisons et de leurs magasins pour y installer des Français. Même au Palais de Rabat, on interdit aux artisans juifs (bijoutiers, coiffeurs, tailleurs) de travailler pendant quelques jours, sur la base de rapports malveillants rédigés par les services de police français.
Cela n’empêche pas la communauté juive de Casablanca de célébrer le débarquement américain en instituant un petit pourim qui perpétuera ce souvenir, et d’écrire plusieurs chansons, certaines à la gloire du sultan et des Alliés, d’autres destinées à se moquer des Français : « Pars, ô Français/Le Maroc n’est plus à toi/L’Amérique va te le prendre/Ta domination est révolue ».
Il faudra pourtant attendre le 15 mars 1943 pour qu’une ordonnance mette fin aux législations anti-juives en Afrique du Nord, principalement grâce à une vigoureuse campagne de presse des organisations juives américaines. Mais, dans les faits, et en particulier en matière de rationnement, les Juifs continuent d’être victimes de discriminations. Pour protester, les membres de la Communauté de la commune de Casablanca envoient une lettre de démission collective au chef de la municipalité après que les boulangeries de la ville ont reçu l’ordre de ne servir les Juifs que l’après-midi, après les Européens.
Ici et là, des heurts éclatent entre juifs et musulmans, provoqués en sous-main par les autorités françaises. À Séfrou, une banale dispute entre une Juive et un goumier (soldat marocain) sert de prétexte à une expédition punitive. Quatre cents goumiers attaquent les mellahs, le 30 juillet 1944. Des dizaines de Juifs sont blessés, la grande synagogue et l’école talmudique sont détruites, mais, lorsque la police intervient, c’est pour arrêter 200 Juifs. Même scénario à Meknès, où la police attend plusieurs heures avant d’intervenir.
La tentation sioniste
C’est ainsi que cette année-là, le sultan s’exprime devant une délégation juive invitée à la Fête du Trône : « Tout comme les musulmans, vous êtes mes sujets, et comme tels je vous protège et vous aime. Croyez bien que vous trouverez toujours auprès de moi l’aide dont vous aurez besoin. Les musulmans sont, et ont toujours été, vos frères et amis […]. Cette fête est également la vôtre. »
Selon l’essayiste Robert Assaraf, « la chaleur exceptionnelle » de cette cérémonie a aussi pour objectif de détourner la communauté de la « tentation du sioniste, au moment où une importante délégation s’apprêt[e] à se rendre à la conférence extraordinaire du Congrès juif mondial, à Atlantic City [aux États-Unis]. »
Bouleversés par la politique raciste du régime de Vichy, échaudés par les agressions dont ils sont victimes de la part de certains musulmans, lassés d’être considérés comme des sujets de seconde zone, les Juifs du Maroc aspirent à l’égalité. Ils s’interrogent, aussi, sur leur identité. Le sultan, de son côté, souhaite les intégrer à la lutte pour l’indépendance du royaume.
En 1946, la Fédération sioniste marocaine, une branche de la fédération française, porte pour la première fois à sa tête un Marocain : Prosper Cohen. Des émissaires de la Fédération sioniste mondiale, qui jusqu’à présent avait superbement ignoré le judaïsme marocain, se rendent dans le pays pour y faire de la propagande et organiser des milices d’auto-défense.
Le sionisme devient l’idéologie dominante des Juifs marocains : « À la veille de l’indépendance, tous mouvements confondus, le mouvement compte 22 542 adhérents, soit 12 % d’une population juive estimée à 200 000. C’est un record mondial. En 1956, 91 000 Juifs environ, soit le tiers de la communauté, ont émigré en Israël », souligne Robert Assaraf.
Pour autant, nombre d’entre eux étaient engagés dans la lutte pour l’indépendance du Maroc, parmi lesquels Jo Ohana, riche commerçant et fondateur du Mouvement national marocain – un parti politique –, ou l’avocat Meyer Toledano, rédacteur en chef de Noar, l’unique journal juif du pays, soutenu par le leader socialiste Mehdi Ben Barka.
La Palestine entre en scène
Pour les retenir, le sultan tente d’institutionnaliser ses liens avec la communauté. Celle-ci doit désormais lui présenter directement ses doléances, sans passer par les autorités du protectorat. « Seul le sultan semble avoir appréhendé l’étendue de l’activisme de ces organisations [sionistes] et des implications [que cela pouvait avoir], tant au niveau des mellahs que des relations intercommunautaires […]. Il essaya en effet, ainsi qu’il l’avait déjà fait en novembre 1944, de démontrer aux Israélites qu’il se préoccupait de leurs problèmes et qu’il tenait à ce qu’ils restent Marocains », explique l’historien Mohammed Kenbib.
Le 29 novembre 1947, la résolution onusienne sur le partage de la Palestine est accueillie avec colère dans le royaume comme dans tout le monde arabe, mais avec ferveur et discrétion par les Juifs du Maroc. Très vite, le sultan et l’Istiqlal – premier parti politique du pays et fer de lance du nationalisme – appellent à ne pas faire d’amalgame entre Juifs du Maroc et Juifs de Palestine. D’autres forces politiques, telles que le Parti démocrate pour l’indépendance (PDI), appellent au boycott des Juifs et des sionistes sans distinction. Extrait du journal du PDI, Arai-el-Am (12 janvier 1948) : « Toi, noble Marocain, sache qu’en donnant un dirham à un sioniste, tu détruis une maison arabe et finances l’État sioniste traître ».
Le 23 mai 1948, une semaine après la proclamation de l’État d’Israël, le sultan prononce un discours à la radio : « Nous ordonnons à nos sujets marocains de ne pas se laisser inciter par les entreprises des Juifs contre leurs frères arabes de Palestine à commettre un acte quelconque susceptible de troubler la sécurité et l’ordre publics. Ils doivent savoir que les Israélites marocains se sont fixés depuis des siècles dans ce pays qui les a protégés […]. Nous ordonnons également à nos sujets israélites de ne pas perdre de vue qu’ils sont des Marocains vivant sous Notre égide et qu’ils ont trouvé en Nous, en diverses occasions, le meilleur défenseur de leurs intérêts et de leurs droits ».
Après l’indépendance, le sultan, devenu roi sous le nom de Mohammed V, établit l’égalité entre juifs et musulmans. Le statut de dhimmi tombe en désuétude. Les Juifs marocains, émancipés, sont désormais des citoyens de plein droit.
La « passeportite »
Entre 1956 et 1958, les marocains juifs s’engagent pleinement dans la libération du pays et dans la construction d’un Maroc moderne. Certains sont appelés à travailler au sein des cabinets ministériels. « La relation des Juifs au nouveau Maroc repose sur un malentendu et sur une fatalité. D’abord, le malentendu : “Remarocanisés”, les Juifs ont naïvement pensé que leur pays était définitivement ancré dans une francophonie qui garantissait, à leurs yeux, l’ouverture au monde, alors que la légitime “arabisation” du pays – dont on peut cependant contester la méthode politique – leur donne une impression d’enfermement qui les pousse au départ », souligne Robert Assaraf.
La parenthèse dorée dure deux ans, puis l’exode vers Israël reprend de plus belle. Le tournant panarabe et pro-Nasser du Maroc après la crise de Suez (1956), ou encore son adhésion à la Ligue arabe (1958), sans compter les excès de l’Istiqlal au pouvoir, sont autant de ruptures entre les Juifs et leur patrie marocaine.
En réalité, dès la fin de l’année 1956, Mohamed Laghzaoui, le patron de la Sûreté nationale, a ordonné dans le plus grand secret aux gouverneurs de ne plus délivrer de passeports aux Juifs susceptibles d’émigrer en Palestine.
« Ce comportement bureaucratique crée dans la communauté une véritable psychose. La “passeportite” se répand comme une épidémie. Tout le monde veut avoir son passeport, surtout ceux qui n’ont aucune intention de voyager. Car ceux qui veulent émigrer en Israël savent qu’il n’est nullement besoin d’avoir un passeport. Il existe, pour cela, des filières clandestines plus ou moins bien rodées. Elles ont été mises en place par les organisations sionistes, sous la supervision du Mossad [les services secrets israéliens], qui avait réussi à convaincre Ben Gourion [le Premier ministre israélien] de lui confier, plutôt qu’à l’Agence juive, le dossier des juifs marocains », rappelle Robert Assaraf.
L’accord secret entre le Maroc et Israël
Mohammed V, qui ne reconnaît pas l’État d’Israël, a une vision paternaliste des Juifs du Maroc. Il réagit de manière émotionnelle à leur départ, qu’il considère comme un acte déloyal, comparable au fait de renier son père.
Son fils, Moulay Hassan (futur Hassan II), se montre bien plus pragmatique. À partir de 1960, les Israéliens cherchent à nouer le contact avec le prince héritier. Un premier entretien avec Alexandre Easterman, délégué du Congrès juif mondial, a lieu le 1er août 1960, dans la plus totale discrétion, et fait l’objet d’un rapport adressé à Golda Meir, alors ministre israélienne des Affaires étrangères.
Au cours de cette rencontre, Moulay Hassan fait part des risques qu’un départ massif des Juifs ferait courir à l’économie nationale. Il exprime, aussi, sa désapprobation à l’égard de la sympathie que l’élite intellectuelle juive (souvent laïque) manifeste aux mouvements socialistes et communistes marocains.
Enfin, observe l’historien israélien Yigal Bin-Nun, il formule un argument « surprenant par sa perspicacité et sa troublante sincérité » : « Soyons réalistes, l’expérience nous a appris que, dans le processus de développement de pays venant d’accéder à leur indépendance, la classe défavorisée de la population, désenchantée par les difficultés, s’attaque d’abord aux étrangers, puis aux minorités religieuses ». À l’époque, Moulay Hassan estime qu’il n’a pas la possibilité de défendre convenablement les Juifs, et qu’ils risquent de devenir un fardeau. Et, tout en restant solidaire des pays arabes, il prévoit déjà d’établir des relations avec l’État hébreu.
La visite de Nasser et le naufrage du Pisces
Le 2 janvier 1961, le yacht de Nasser, le président de l’Égypte, accoste à Casablanca. Aucun rabbin ou responsable de la communauté juive n’est convié à la cérémonie d’accueil. Le journal at-Tahrir, de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), un parti d’opposition de gauche, présente cette absence comme un boycott et va jusqu’à écrire que la communauté israélite a décrété « un jour de deuil ».
Quelques heures plus tôt, les agents de sécurité égyptiens, dépêchés sur les lieux, et des éléments de la police marocaine ont procédé à des dizaines d’arrestations de Juifs pour des motifs pour le moins fantaisistes. Les kippas blanches et bleues (assimilées au drapeau israélien) sont interdites, tout comme les kippas noires (assimilées au deuil). Les synagogues sont contrôlées, la presse se lance dans une surenchère antisioniste. L’ambiance est explosive.
Depuis quelques mois, les organisateurs de l’émigration clandestine vers Israël ont changé. Fini le passage traditionnel par les présides espagnols de Ceuta et Melilla, avec l’aide des contrebandiers marocains. Les candidats à l’exil partent désormais de nuit, sur des navires de fortune, à partir des côtes méditerranéennes du Maroc (depuis Al Hoceima principalement) pour rejoindre la presqu’île de Gibraltar, détenue par les Anglais. Le Pisces, un dragueur de mines britannique de la Seconde Guerre mondiale, fait partie de cette flotte.
Malgré les tempêtes hivernales, le Pisces continue les navettes, avec le soutien des organisations sionistes. Dans la nuit du 10 au 11 janvier 1961, le Pisces effectue sa treizième traversée avec 43 passagers à bord, dont 21 enfants. La mer est calme, mais, à quelques miles de la côte, une tempête se lève brusquement. Sans que son équipage ait eu le temps d’envoyer un signal de détresse, le bateau sombre en l’espace de quelques minutes. Seuls le capitaine espagnol et son gendre parviennent à monter dans un canot de sauvetage. La tragique nouvelle se répand comme une traînée de poudre.
Opération Yakhin
L’opinion s’indigne. Le quotidien français Le Monde évoque « un problème juif » au Maroc. Les autorités marocaines font vite repêcher les cadavres, qui sont inhumés dans le carré chrétien d’un cimetière du nord du Maroc. Les familles n’auront même pas le droit d’y accéder. Alors que le gouvernement est montré du doigt, Moulay Ahmed Alaoui, le ministre de l’Information, déclare : « La place du Juif marocain est au Maroc » et dénonce la responsabilité des organisations sionistes.
Du 8 au 9 février 1961, Alex Gatmon, le chef du Mossad, fait distribuer des tracts dans tous les quartiers juifs du Maroc, appelant à une minute de silence à la mémoire des victimes du Pisces. Depuis Paris, des étudiants Juifs marocains envoient une pétition au Palais réclamant « le rétablissement de la liberté de circulation ». Pour l’État marocain, la situation devient intenable. Après le décès de Mohammed V, le 26 février 1961, et avec l’avènement de Hassan II, les relations entre le royaume et l’État hébreu prennent une nouvelle tournure.
Le nouveau souverain abroge l’interdiction faite aux juifs de quitter le territoire et conclut un accord en trois points avec David Ben Gourion, le Premier ministre israélien : pour chaque Juif que Rabat autorisera à partir, Israël versera une somme au Maroc, lui fournira des armes et formera ses forces de sécurité et de renseignement.
Le 28 novembre 1961, l’Opération Yakhin est lancée. Pendant cinq ans, 97 000 Juifs – uniquement des familles entières – quittent le royaume de nuit à partir du port ou de l’aéroport de Casablanca, sous la surveillance des agents du Mossad. Après la Guerre des Six-jours (1967), 90% des Juifs qui étaient restés au Maroc ont à leur tour opté pour l’exode.